Le jeu d'échecs caucasien
- Jean-Eric Media
- 11 juil.
- 3 min de lecture
Écrit le 21 octobre 2022
Peu avant minuit, le 1er octobre, une vidéo macabre est apparue sur une chaîne Telegram azerbaïdjanaise. Huit soldats arméniens, désarmés et ligotés, ont été exécutés par les troupes azerbaïdjanaises. La vidéo ne durait que quarante secondes, mais elle démontrait douloureusement que le conflit du Haut-Karabakh était loin d'être gelé.
Ce qui apparaît au monde extérieur comme un « conflit oublié » est en réalité un enjeu sanglant dans un vaste jeu d’échecs géopolitique dans lequel la Russie, la Turquie, l’Iran et désormais aussi l’Union européenne jouent un rôle important.
L'héritage explosif de Staline
Le Haut-Karabakh est une région montagneuse de la taille du Brabant-Septentrional, située dans le Caucase du Sud, stratégiquement coincée entre l'Europe, l'Asie, la Russie et le Moyen-Orient. Dans les années 1920, le dirigeant soviétique Staline a placé la région, peuplée d'Arméniens de souche, sous administration azerbaïdjanaise. Il s'agissait d'une stratégie délibérée de division pour mieux régner. Lors de l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, le Haut-Karabakh a revendiqué son indépendance. L'Arménie a soutenu cette revendication, ce qui a entraîné une guerre. L'Arménie a gagné, a occupé les régions environnantes et a expulsé des centaines de milliers d'Azéris.
Mais cette victoire s’est avérée temporaire.
La revanche de l'Azerbaïdjan
En 2020, après des décennies de reconstruction et grâce aux revenus pétroliers et gaziers, l'Azerbaïdjan a réenvahi le Karabakh avec une force militaire écrasante. Le soutien est venu de la Turquie, d'Israël et de combattants syriens sous contrat. L'Arménie, qui comptait sur le soutien russe, s'est retrouvée isolée.
Après six semaines de guerre, Poutine a négocié un cessez-le-feu. L'Azerbaïdjan a repris une grande partie du Karabakh et des troupes russes y ont été déployées comme « maintien de la paix ». L'influence russe s'est ainsi encore accrue dans la région, aux dépens de l'Occident, resté à l'écart.
Une nouvelle réalité
L'invasion russe de l'Ukraine en 2022 a changé la donne. L'attention de la Russie a changé, les troupes de maintien de la paix ont été retirées et l'Azerbaïdjan a saisi l'occasion. Le 13 septembre, les troupes azerbaïdjanaises ont attaqué l'Arménie, cette fois également hors du Karabakh. La Russie n'a pas réagi. Le président Macron l'a fait : il a condamné l'Azerbaïdjan et accusé la Russie de déstabilisation. Les États-Unis ont envoyé Nancy Pelosi en signe de solidarité.
Pendant ce temps, l'Europe est aux prises avec une crise énergétique. L'accord gazier avec l'Azerbaïdjan a été signé en grande pompe en juillet 2022. Les organisations de défense des droits humains mettent en garde : l'Europe échange un fournisseur autocratique (la Russie) contre un autre.
L'Europe se réveille
L'escalade dans le Caucase a contraint l'Union européenne à agir. Lors d'un sommet à Prague le 6 octobre 2022, les dirigeants arménien et azerbaïdjanais se sont entretenus avec Macron et le président du Conseil européen, Charles Michel. Pour la première fois, l'UE semble jouer un rôle actif de médiation. Une mission européenne de surveillance de 40 personnes a été déployée à la frontière arménienne.
Le fait que l'Europe n'assume ce rôle que maintenant est le résultat de décennies de réticences géopolitiques. Mais le vide laissé par la Russie doit être comblé. Ce n'est qu'alors que la stabilité pourra revenir dans la région.
Un optimisme fragile
La situation reste instable. L'Azerbaïdjan continue d'imposer des conditions : pleine intégration des Arméniens dans ses structures, retrait des troupes arméniennes et création d'un corridor de transit vers l'enclave du Nakhitchevan. L'Arménie s'oppose farouchement à ces exigences.
Il existe néanmoins des signes encourageants. Les deux pays ont accepté la médiation de l'UE. L'Iran, qui soutient l'Arménie, accroît sa pression militaire à la frontière avec l'Azerbaïdjan. Le président turc Erdoğan s'est entretenu directement avec son homologue arménien pour la première fois depuis des années.
Échec et mat stratégique ?
Le Haut-Karabakh demeure un terrain de jeu où s'affrontent de multiples puissances. La Russie perd son emprise, la Turquie et l'Iran rivalisent d'influence, et l'Union européenne est contrainte d'adopter une géopolitique mature. Ce conflit constitue donc un test pour l'UE en tant qu'acteur stratégique dans sa périphérie immédiate.
Macron avait précédemment déclaré que « nos valeurs ne sont pas à vendre pour du gaz ». Mais concrètement, l'UE doit désormais prouver qu'elle peut agir à la fois avec des principes et de manière stratégique – une compétence cruciale dans un monde où puissance et moralité coïncident rarement.



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